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Rencontre avec Stéphane Hessel, un humain d’exception (2010)

Le 11 février 2010, à Sélestat, j’ai rencontré un humain d’exception.
Il avait manifesté le souhait de voir cette fameuse « Bibliothèque Humaniste » dont on lui avait beaucoup parlé, surtout depuis qu’il s’était vu décerner le titre honorifique de « parrain » de l’ONG « Bibliothèques sans frontières ».

Comme l’Italien Primo Levi, il se trouva du côté de la résistance au moment de l’occupation nazie de 1940 à 44. Et comme l’humaniste transalpin il paya très cher ce courageux engagement. Pour Hessel ce fut successivement Buchenwald, Dora et Bergen-Belsen.

En 2010, lorsqu’il est voituré jusqu’à Sélestat par Jacques Fernique, tête de liste alsacienne des élections régionales et qui sera sénateur du Bas-Rhin en 2020, Stéphane Hessel est dans sa 93e année. Il a décidé de consacrer ses ultimes enthousiasmes à l’édification d’un monde meilleur, comme il l’a toujours fait au cours de sa longue et aventureuse vie. Il figure en position non éligible sur la liste « Europe Ecologie » de la région Île-de-France.

« Les écologistes sont culottés », déclare-t-il à voix feutrée, face aux micros qu’on lui tend, aux caméras qui virevoltent autour de sa personne, dans la salle de lecture de la Bibliothèque Humaniste, lieu qu’il avait fallu retenir, plutôt que dehors, devant l’entrée principale balayée par une bise féroce et où tourbillonnaient les flocons d’une neige devenue rare, même en février.

C’est en ma qualité de guide-conférencier qu’on m’a demandé, à l’intention plus particulière de Stéphane Hessel, de conduire une visite guidée du fonds ancien de cette bibliothèque, qui allait un an plus tard obtenir le label « patrimoine mondial Unesco », au titre de la « mémoire du monde ». Cette visite devait être réservée à un groupe plutôt confidentiel, mais ce sont plus de cinquante personnes qui, alertées par le bouche à oreille, se sont rassemblées autour de Stéphane Hessel, auteur récent d’un manifeste d’une trentaine de pages, intitulé « Indignez-vous ! », réimprimé une ribambelle de fois pour finir sa carrière de best-seller avec plus de 3 millions d’exemplaires vendus, en France mais aussi à l’étranger.

Les nombreux mérites et l’admirable tempérament de cet homme d’envergure universelle ne m’impressionneront pas, car le premier contact aura été très chaleureux. J’éprouve d’ailleurs le sentiment rassurant de retrouver, après une longue absence de sa part, un vieux père idéal, tendrement aimé et que ces retrouvailles me sont un vrai bonheur.

J’ai devant moi un public partiellement composé de militants d’« Europe Ecologie », parmi lesquels se remarque Antoine Waechter, candidat écologiste à l’élection présidentielle française de 1988, face à Mitterrand et Chirac.

Je commence mon exposé en comparant le mouvement humaniste à un forme de résistance intellectuelle. Puis j’ai l’occasion d’apprendre à mes auditeurs et à Hessel lui-même que de nombreuses séquences du film « Jules et Jim » ont été tournées sur un sommet vosgien qui domine à la fois la plaine d’Alsace et la vallée de Thann, où j’ai vécu de 1948 à 1975. Le chef d’œuvre de François Truffaut s’inspire du livre éponyme de Henri-Pierre Roché. L’un des trois personnages principaux de ce drame romanesque, largement autobiographique, fut dans la réalité le poète allemand Franz Hessel, père de Stéphane. Il est appelé Jules dans le roman. Le romancier Roché est Jim dans une histoire d’amour à trois.

Je cède ensuite la parole à Stéphane Hessel qui me l’a poliment demandée. Il a envie de parler du monde grec dont son père lui a transmis le goût. L’antiquité que vénèrent ceux qu’on appelle les humanistes, observe-t-il avec gourmandise, est aussi le temps des dieux multiples et parfois coquins…Le monothéisme, poursuit le vieux sage, s’arrange moins bien avec la démocratie que le polythéisme. Les Grecs vénéraient non seulement des dieux, mais aussi « une belle tapée de déesses »… « Moi j’ai une affection particulière pour Aphrodite », glisse avec un sourire délicieusement luron notre fringant nonagénaire !

L’auditoire est alors aux anges. Je vis un moment d’intense complicité intellectuelle. Je pressens que le « fils de Jules » va me rendre très vite le plaisir de la séduction par le verbe, lui qui l’éprouve si souvent, lui qui, pour la vivre au quotidien, comprend la jouissance du pédagogue, du paidagôgas, cette plénitude, ce bonheur de l’adulte qui « conduit » des enfants, qui leur communique les moyens, les outils de leur future autonomie. Je vois alors sur le visage de cet homme à l’expérience presque séculaire, quand se dresse devant lui l’arbre de la connaissance, dont la frondaison se perd parmi les nuages, à quel moins l’homme mûr peut redevenir l’enfant qu’affole le pullulement des savoirs. A une journaliste qui lui demandait comment il vivait l’idée de n’avoir plus devant lui qu’un avenir fatalement limité, cet « enfant » de 95 ans devait déclarer, quelques semaines avant sa mort : « Je considère qu’il ne faut pas vivre trop vieux, mais avec plaisir, tant qu’on a les moyens de s’exprimer. La mort est pour moi un grand projet.

Né allemand à Berlin en 1917, alors que les tranchées de l’horreur n’ont pas encore fini de régurgiter leurs innombrables cadavres, Stéphane Hessel deviendra français par naturalisation une vingtaine d’années plus tard.
En 1941, il rejoint le général De Gaulle à Londres. Au cours d’une mission de résistance sur le sol français en 1944, il est arrêté et déporté au camp de Buchenwald et sera transféré un peu plus tard à Dora. Il s’évade au cours d’un nouveau transfert vers Bergen-Belsen. Diplomate de formation, il sera nommé secrétaire à l’ONU peu de temps après la fondation de cette institution internationale. A ce titre, il suivra de près la préparation du texte de la « Déclaration Universelle des Droits de l’Homme » adoptée en 1948. Il recevra en 1982, à l’initiative du président Mitterrand la dignité d’ « ambassadeur de France auprès de l’ONU ».

Dans le tragique feuilleton du conflit israélo-palestinien, il prendra clairement position en faveur d’une solution à deux états et ira jusqu’à qualifier de crime contre l’humanité les bombardements meurtriers de la bande de Gaza, avec les horreurs infligées aux populations civiles de ce minuscule territoire.

La neige tombe à gros flocons quand, vers 16 h, le très digne vieillard se laisse raccompagner jusqu’à la voiture de location qui va le ramener à Strasbourg, où il séjourne brièvement. En soirée, il devra prendre le TGV qui le conduira jusqu’à Paris où l’attend sa « jeune » épouse, octogénaire très active elle aussi, et sur laquelle il peut compter pour gérer un agenda phénoménal.

Oui, le 11 février 2010, dans le cadre encore vieillot des rayonnages de la Bibliothèque Humaniste de Sélestat (elle sera magnifiquement transformée en 2018), j’ai rencontré un homme de lumière et j’en conserve précieusement le fier souvenir.