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Les sarcastiques balades du veilleur de nuit (2008-2019)

Du veilleur de la tradition, je ne conserve qu’une partie de l’accoutrement : une cape
qui me couvre jusqu’aux chevilles, un tricorne du XVIIIe s. et une lanterne vitrée abritant une bougie de gros calibre. Il manque la hallebarde (la violence me répugne !) et le cor (je n’en ai pas trouvé de crédible). Les gens s’attendent à quelque chose d’assez folklorique et c’est du didactisme, parfois ironique, de la drôlerie, de la cocasserie, de la causticité ou de l’iconoclasme qui sortent de ma bouche. Le contraste entre le sérieux ponctué de pointes d’humour de mon partenaire et le ton provocateur qui est le mien recueille d’emblée l’adhésion des publics. Notre tandem fonctionne bien et à la fin du circuit dans le secteur de la cathédrale illuminée, avec ses pittoresques ruelles médiévales, ses places et demeures séculaires, les applaudissements saluent notre prestation.
Et puis, j’ai failli oublier de vous le signaler, je chante à cinq reprises la cantilène sécuritaire du veilleur de nuit de Turckheim, en alsacien du sud, comme se plaît à le rappeler au public Jean-François Kovar, mon irremplaçable partenaire dans ce plaisant exercice. Une observation qui comble d’aise les Bas-Rhinois, majoritaires parmi les Alsaciens du groupe, eux-mêmes majoritaires par rapport aux touristes venus du monde entier. Il y a parfois des Chinois parmi ces derniers. Ils ne comprennent absolument rien, mais passent le temps de la visite à filmer ou à photographier tout et n’importe quoi. Certains vont jusqu’au bout du parcours, après avoir emmagasiné plusieurs dizaines de photos ou de vidéos. Ils me remercient alors d’une ultime rafale, puis se laissent engloutir par l’invraisemblable foule qui, emportée par le mimétisme généralisé, en arrive à faire douter de l’humanité dans
sa féconde diversité.

Avant chacune de nos soirées, durant les minutes qui précèdent le départ de la visite, il me faut poser pour des téléphones portables, ridiculement brandis au-dessus des épaules par les propriétaires de ces aliénants bidules (qui les rendent quand même un peu cons, non ?), avec
pour toile de fond la flèche vertigineusement gothique d’une des plus hautes cathédrales de la Terre (la Lune en est probablement dépourvue !), merveille que l’on doit à une époque où le peuple acquiesçait encore à la beauté du monde.

Le souvenir le plus étonnant que je conserve de la longue série de mes exhibitions de veilleur strasbourgeois, c’est celui d’une soirée exceptionnellement glaciale, très précisément celle du 18 décembre 2010, soixante-sixième anniversaire de Marlène : il fait moins seize degrés
(je vous assure que si !) au moment où le public se rassemble pour le départ et nous perdons encore deux degrés (puisque je vous le dis !) à la fin du parcours, au moment du vin chaud, offert dans une belle cour intérieure, à deux pas de la cathédrale, par le Restaurant Au Dauphin. La chaleur du breuvage réconforte les quelque 80 courageux qui sont restés jusqu’au bout. Et parmi ces mordus, il y en a une bonne quinzaine pour m’entourer : heureux de m’avoir écouté, ils me remercient de la voix, mais aussi en achetant mes livres, que je dédicace avec bonheur, malgré l’onglée qui menace et les doigts de pieds qui s’agitent.